mardi 03 septembre 2019, 14:00

Mette : "Joie ou regret, l’objectif c’est de pleurer"

À l’occasion de l’entrée en lice de Djibouti dans les qualifications pour la Coupe du Monde de la FIFA, Qatar 2022, FIFA.com a rencontré le sélectionneur français Julien Mette. A 37 ans à peine, il est l’un des plus jeunes entraîneurs engagés sur la route de l’épreuve mondiale.

Mais la valeur n’attend pas le nombre des années, et Mette a déjà une solide expérience sur les bancs de touche et dans la formation acquise à Libourne Saint-Seurin, en Ligue 2, et au Congo. Surtout, il a beaucoup d’ambition et de confiance dans ses méthodes.

Il a ainsi en quelques mois profondément changé la mentalité de la sélection djiboutienne, et a déjà une vision bien claire de son avenir : il ne sait pas encore où ni quand exactement, mais il va réussir quelque chose de grand. C’est sûr. La preuve dans cet entretien passionnant.

Julien, avez-vous conscience que, quelles que soient la taille et la renommée de la sélection, il n’y a que 211 sélectionneurs dans le monde, et que vous avez le même statut que Didier Deschamps, Roberto Mancini, Hervé Renard ou Marcello Lippi ? Je ne me rends pas tout à fait compte. C’est la première fois, je suis très jeune pour ce poste-là puisque je n’ai que 37 ans. Mais je m’en rends compte lorsque je reçois des messages, par exemple, suite à notre double confrontation contre l’Éthiopie, ou notre premier match gagné contre la Somalie. Le stade était plein et les messages étaient beaucoup plus sentimentaux et émouvants que les messages des supporters de clubs. Quand on est rentré d’Éthiopie, on a vu sur les visages des sourires ou des larmes, des personnes d’une cinquantaine d’années m’ont embrassé sur le front en me disant merci. Là, je me suis rendu compte que j’avais une nation derrière moi, et que je représentais un pays. Même si c’est un petit pays.

Lorsqu’on vous a proposé le poste, vous a-t-on fixé des objectifs concrets et chiffrés, ou simplement de faire progresser la sélection ? Il n’y avait rien de quantifiable, et c’est cela aussi qui m’a plu, parce que le Président a été réaliste. Il ne m’a pas parlé de qualification pour la CAN, le CHAN ou la Coupe du Monde. Il m’a dit une phrase : "On ne veut plus être ridicules". Il ne voulait plus prendre des 5-0, des 6-0… Je lui ai dit qu’il ne serait plus jamais ridicule, c’est sûr, je peux le garantir. S’il m’avait fixé comme objectif une qualification, même pour une grande équipe, c’est manquer d’humilité. Et c’est trop aléatoire. On peut se qualifier en étant vraiment mauvais. Par exemple le Cap-Vert est allé aux CAN 2013 et 2015, et aujourd’hui leur football n’a pas vraiment progressé. Parfois, il vaut mieux prendre un peu plus de temps, et de défaites peuvent naître des graines qui permettront de gagner sur le long terme. J’ai bien aimé ces objectifs. Ça a placé le curseur non pas sur le côté quantifiable du résultat pur, qu’on peut obtenir en pratiquant un football pas forcément beau et avec des joueurs pas forcément bons. Mais ça ne correspond pas à Djibouti. En quelques mois, Djibouti a déjà obtenu des résultats, pars forcément en termes de scores, même si ce n’est pas mal, mais en termes de respect de nos adversaires et de fierté de nos supporters.

Comment définiriez-vous le joueur djiboutien typique ? Ce sont plutôt des joueurs de rue, qui sont dans l’aspect esthétique du football. Ce sont des joueurs au sens propre. Même les défenseurs aiment jouer, repartir de derrière. Les joueurs djiboutiens ne sont pas "méchants", pas réalistes dans l’aspect tueur de l’occasion de but, ou de défendre méchamment. Ils sont plus dans le beau geste, la belle passe. Je voulais qu’ils expriment leur côté créatif et esthétique que j’aime beaucoup et qui correspond à mes idéaux de jeu. Mais il fallait apporter une piqûre de tactique, de réalisme, et surtout de discipline et d’ambition personnelle. Ils allaient en équipe nationale en étant fiers de représenter leur pays, mais on leur a mis en tête que de toute façon, ils perdraient tout le temps. J’ai récupéré un groupe de joueurs où j’ai changé 50 % de l’effectif, parce que je voyais bien que les anciens avaient une mentalité de "losers", fatalistes. J’ai donc surtout travaillé sur la tactique et le mental.

Maintenant que vous avez pris vos marques et disputé vos premiers matches - un amical contre la Somalie (victoire 1-0), et une double confrontation contre l’Éthiopie en qualification pour le CHAN 2020 (défaites 0-1, 4-3) - , pensez-vous atteindre ces objectifs ? Les premiers résultats me rassurent. Le match contre la Somalie était un amical, mais il y avait beaucoup d’émotion. Ça faisait deux ans presque jour pour jour que l’équipe nationale n’avait plus joué. Le stade était plein et j’avais beaucoup de nouveaux joueurs, six sur 11, qui fêtaient leur première sélection. Ce genre d’émotion, même s’ils jouent dans les meilleurs clubs du championnat, ils ne l’ont jamais vue : le stade plein, le maillot de la sélection, l’hymne national. Ils ont ressenti une grosse pression. En plus, contre la Somalie, qui sur le plan socioculturel et ethnique, est un pays cousin ou frère. Ils ont su dominer cette charge émotionnelle, mais ils n’étaient pas à 100% de ce qu’ils pouvaient faire.

À domicile contre l’Éthiopie, il y avait une crispation, parce que c’était justement contre eux et après une défaite 5-1 que l’équipe nationale avait été dissoute. Ils ont fait un très bon match sur le plan défensif, j’ai vu de la discipline. Et au troisième match en Éthiopie, là j’ai vu notre potentiel : on a marqué trois buts, on a été plus offensif que les Éthiopiens, mais moins réalistes. Mais on leur a marqué trois buts, et il n’y a que l’Algérie et le Rwanda sur les cinq dernières années qui l’avaient fait. Et on a dominé techniquement et physiquement. A la fin, les Éthiopiens étaient cuits, et n’avaient que la violence pour nous arrêter. Et ça m’a agréablement surprise, parce que je savais que mon équipe serait capable de montrer de telles qualités, mais pas aussi tôt. Donc l’objectif de ne plus être ridicule déjà en termes de résultat, il est atteint. Jadis contre l’Éthiopie, on perdait 5-0, 5-1, 6-0, et là on perd 1-0 et 4-3, et des matches perdus dans les cinq dernières minutes. Nos supporters ont cru quasiment tout le match, jusqu’à la 88ème minute du match retour, qu’on pouvait éliminer l’Éthiopie ! En plus de ça, on a rajouté le fond de jeu, l’aspect technique, le jeu collectif, offensif ou défensif. On a largement dépassé le stade de ne plus être ridicule : on a fait jeu égal.

Les prochaines rencontres seront contre l’Eswatini en qualifications pour la Coupe du Monde 2022. L’objectif est-il encore simplement de faire bonne figure ? L’Eswatini, c’est à peu près la même catégorie que Djibouti. Donc l’objectif, c’est de se qualifier. L’Éthiopie, c’était utopique, mais ces deux matches-là sont encourageants. Il y a une autre motivation, c’est que la plus large victoire de l’histoire de l’Eswatini, c’était contre Djibouti. Les joueurs veulent prendre une revanche sur cette stat. Si on ne se qualifie pas, on aura perdu contre une équipe qui nous avait battus 6-0 en 2015. On ne cherche pas d’excuse, mais il y aura une explication. Mais on vise la qualification.

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Djibouti n’a jamais franchi ce premier tour en qualification mondialiste. Y parvenir serait-il presque comme gagner la Coupe du Monde pour Djibouti ? Je n’attends que ça. L’objectif c’est de pleurer. Soit on pleure de joie parce qu’on a fait un exploit, soit on pleure de regret parce qu’on n’est pas passé très loin. Mais l’objectif, c’est de vivre des émotions. Il n’y a rien de pire que de perdre largement, de savoir que dès la mi-temps le match est plié. C’est horrible de jouer comme ça. Ce que je cherche, ce sont des émotions. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai choisi l’Afrique. Les gens sont très sentimentaux, les émotions sont exacerbées, et ça ressemble beaucoup à ma conception du football. Je n’imagine pas encore la qualification, mais je me fais une idée, je me dis que ça va être encore plus fort que ce qu’on a déjà vécu. En tant qu’homme, au-delà du football, ce seraient des souvenirs extraordinaires. Et on va les vivre ! Soit contre l’Eswatini, soit contre la Gambie en qualifications pour la CAN, soit en décembre au tournoi CECAFA, mais on va vivre de belles émotions, on va gagner dans les prochains mois, j’en suis sûr !

Est-ce possible d’appliquer ses propres principes de jeu quand on est à la tête d’une "petite équipe" ? Ou quelle que soit sa mentalité, on doit toujours s’adapter à l’adversaire ? Si on vise la lune, au moins on peut décrocher les étoiles ! Si on vise 70% de possession, peut-être qu’on aura 50. Comme auparavant, Djibouti avait 30%, ça fait une évolution. Certes, je ne suis pas dans mon objectif de 70, mais au moins on a évolué. C’est à peu près ça la réalité quand on entraîne une petite équipe. Je fixe des chiffres précis aux joueurs pour les motiver dans certains objectifs. Je n’ai jamais dit : "Aujourd’hui, il faut gagner." De toute façon, il faut toujours gagner ! Mais je fixe des chemins qu’il faut prendre que j’estime importants pour qu’ils nous mènent à la victoire. Par exemple contre l’Éthiopie, j’avais dit qu’il ne faut pas les laisser jouer et qu’il faut récupérer le ballon chez eux. J’avais fixé aux joueurs de récupérer 20 ballons dans le camp adverse dans la première période. Quand je revois les statistiques quelques jours après, je leur dis qu’ils en ont récupéré 33 ! Cela valorise le projet, et montre aux joueurs que les objectifs que je leur fixe sont réalistes, et ça les motive encore plus.

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Qu’avez-vous changé dans le style de Djibouti ? Il faut aussi s’adapter à l’adversaire, et aux réalités de son effectif. Les Djiboutiens aiment jouer et ne sont pas forcément disciplinés dans le jeu, comme peuvent l’être par exemple les Ghanéens ou les Camerounais. J’ai regardé certains anciens matches, ils jouaient à cinq derrière, jouaient très bas et cherchaient la contre-attaque alors qu’ils n’avaient pas la puissance musculaire pour prendre l’adversaire de vitesse. Donc en restant défensif et un peu peureux, ils perdaient quand même. Quitte à perdre, autant jouer notre jeu ! Pour moi, les Djiboutiens doivent essayer d’avoir au maximum la ballon et jouer au sol, et pour arriver au but adverse. Comme l’adversaire est souvent plus grand et plus costaud, il faut l’éviter et faire vivre le ballon. Sur nos capacités athlétiques, on ne pourra pas le dominer physiquement ou le prendre de vitesse. Ce n’est pas parce que l’adversaire est supérieur qu’on va rester derrière. De toute façon, quasiment tous les adversaires nous sont supérieurs quand on est Djibouti ! C’est pour ça que d’avoir des objectifs plus qualitatifs que quantitatifs, ça m’a beaucoup plus. Mon idée, c’est de montrer au public djiboutien, que même si on est un petit pays, inférieur à nos adversaires, il faut quand même le regarder dans les yeux, ne pas avoir peur, et foncer, et ne pas attendre derrière en attendant que la défaite arrive. Il y a une espèce de morale qu’on peut transmettre par notre jeu.

Les circonstances vous ont mené au Congo puis à Djibouti. Aujourd’hui, avec une certaine expérience, vous êtes-vous fixé un plan de carrière ? Bien sûr. Ce que je demande à mes joueurs, c’est d’être ambitieux et de se fixer des objectifs. Moi aussi, je le suis et je ne me fixe aucune limite. J’ai 37 ans, et ça fait depuis l’âge de 20 ans que j’entraîne. Pep Guardiola a commencé à 37 ans, donc j’ai 17 ans d’avance sur lui ! (rires) Humblement, il faut être réaliste et ambitieux. Réaliste, ça veut dire que je ne peux pas entraîner tout de suite des équipes comme le Maroc ou l’Égypte. Mais je suis déjà à la tête une sélection, et même si avec Djibouti, se qualifier sera très difficile, et même gagner un match est un exploit, au moins j’aimerais qu’on reconnaisse mon travail dans le fond, dans la formation. Ma motivation, c’est d’amener Djibouti le plus haut possible, et après pourquoi pas évoluer. Je suis très reconnaissant envers Djibouti et peut-être que je resterai encore deux, trois, quatre ans. Mais l’objectif c’est d’entraîner des équipes de plus en plus fortes, avec des ambitions de plus en plus hautes. Je sais que j’ai 37 ans et encore beaucoup de choses à apprendre, mais je ne me fixe pas de limite, et je me dis que dans 10 ans ou 15 ans, ou même avant, je jouerai la Ligue des champions européenne ou la Coupe du Monde ! C’est sûr !

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